Les sans-papiers en résistance contre l'arbitraire politique

Gil Puystiens et Felix Kumps

À Bruxelles, depuis le 30 janvier, plus d'une centaine de sans-papiers dorment dans des conditions misérables dans l'église du Béguinage. De nombreuses personnes sans-papiers ont aussi trouvé refuge dans le restaurant de l'ULB et, depuis le 19 février, à la cafétéria de la VUB. La plupart d'entre elles ne sont toutefois pas sans logement ; leur but, ici, est avant tout de faire entendre leur voix sur le plan politique. Après tout, ce sont des personnes qui vivent et travaillent en Belgique depuis des années et y ont fait leur vie. Et pourtant, elles n'ont toujours pas de permis de séjour légal, ce qui fait qu'elles sont exploitées sur le marché du logement et du travail. C'est la raison pour laquelle ils et elles sont entrés en résistance. Une résistance que personne n'entend, mais qui sert pourtant à l'ensemble des travailleurs. Les étudiants de Comac se rendent chaque semaine dans les lieux occupés, non seulement par solidarité, mais aussi pour donner aux personnes sans-papiers un canal pour faire entendre leur voix.

Tarik et Mehdi vivent tous deux dans notre pays depuis plus de dix ans. Ils nous dépeignent leur situation. "Dans ma vie, j'ai tout fait", nous raconte Mehdi, "nettoyage, coiffure, j'ai travaillé sur les marchés, dans des snacks, tout". Une femme nous explique que des milliers de femmes sans-papiers nettoient les salons des riches fonctionnaires européens, mais aussi les bâtiments du palais de Justice et du Parlement. La station de métro Arts-Loi a été rénovée par des travailleurs sans-papiers. Ce sont eux aussi qui ont construit le bâtiment du Conseil européen. Aujourd'hui, ils sont nombreux à être affectés à la construction de la nouvelle ligne de métro de Bruxelles. Tarik est même affilié au syndicat et nous montre fièrement sa carte de membre. "Nous contribuons à la société", souligne-t-il.

Par leur travail, ils font tourner la société et, en consommant, ils paient même des impôts. Et c'est ici qu'ils ont construit toute leur vie. Mehdi vit ici depuis l'âge de dix-sept ans, il a voulu rejoindre ses sœurs qui sont nées ici. Dans l'église du Béguinage, on retrouve des familles dont les enfants sont nés en Belgique. Il y a aussi des gens comme Farida, qui est née en Belgique, il y a maintenant 51 ans de cela. Toute sa famille est régularisée, sauf elle. Et pourtant, toutes ces personnes ont ordre de quitter le territoire. Mais où sont-elles sensées retourner exactement ?

Les gens souffrent

Une demande de régularisation peut être soumise au département de l'immigration en raison de "circonstances exceptionnelles". Il faut pour cela démontrer qu'il est "impossible ou très difficile" de retourner dans le pays dont on a la nationalité. Cette notion de circonstances exceptionnelles est toutefois tout sauf claire. Plus de neuf statuts différents ont été définis pour les "nouveaux arrivants", pourtant, bon nombre d'entre eux ne parviennent pas à obtenir de papiers. Ils sont généralement noyés dans des procédures administratives longues, manquant de critères objectifs et n'offrant aucune perspective. Il n'est pas rare qu'un membre d'une famille soit le seul à se voir refuser, sans motif apparent, l'octroi de papiers.

"On a l'impression que c'est une question de chance, ou du fait que le fonctionnaire chargé de notre dossier passe une bonne ou une mauvaise journée", déplore Mehdi. Des critères objectifs et fixes pourraient pourtant les aider. La plupart des personnes qui occupent l'église, l'ULB et la VUB en guise de protestation vivent dans un petit appartement ou une maison et travaillent, d'une manière ou d'une autre, mais dans quelles conditions... Des familles entières vivent dans des appartements d'une ou deux chambres. Leur salaire ne dépasse pas quatre ou cinq euros de l'heure. Pourtant, ils et elles réalisent un travail essentiel qui fait tourner notre société. Ils construisent des buildings et des stations de métro. Elles nettoient des bureaux, des tribunaux ou des logements sociaux, s'occupent des familles, des enfants ou des personnes âgées dans les différents quartiers de Bruxelles. Un homme sans-papiers l'a résumé avec force dans son discours, prononcé au mégaphone devant l'église du Béguinage : "Les gens souffrent ! ".

Mais pourquoi doivent-ils souffrir et pourquoi rien ne change ? En fait, il y a une raison majeure à cela : pour les employeurs des milliers de personnes qui se trouvent dans cette situation désespérée, c'est tout bénéfice. "S'ils peuvent me faire travailler à quatre ou cinq euros de l'heure, il est évident qu'ils ne vont pas embaucher quelqu'un qui a des papiers", fait remarquer une militante. C'est ce qu'on appelle le dumping social : employer des personnes dépourvues de droits sociaux parce qu'elles coûtent moins cher que celles qui ont lutté ici pendant des années pour obtenir des conditions de travail décentes. Dans ce contexte, l'historien des migrations Idesbald Goddeeris propose également une comparaison pertinente, à savoir que ces sans-papiers constituent une forme de main-d'œuvre bon marché, tout comme les esclaves et les travailleurs étrangers dans un passé plus ou moins proche.1

Un employeur fait d'une pierre deux coups. Tout d'abord, un travailleur sans-papiers représente une main-d'œuvre bon marché sans protection juridique. Deuxièmement, il lui permet de faire pression sur les droits de presque tous les travailleurs, y compris ceux qui ont un statut légal. Les vrais profiteurs ne sont donc pas les personnes sans-papiers, comme les voix de droite voudraient nous le faire croire. Les profiteurs sont celles et ceux qui les exploitent. "Tout ce que nous demandons, c'est de pouvoir travailler et vivre ici légalement", explique Amin, qui fait partie du groupe des sans-papiers du restaurant de l'ULB.

S'ils avaient des papiers, ces gens pourraient cotiser comme tout le monde. La CSC a calculé que leur apport à la sécurité sociale représenterait 65 millions d'euros par mois.2 Leur statut sur le marché du travail s'améliorerait et, en même temps, les droits sociaux de l'ensemble de la classe des travailleurs seraient moins sous pression. Mais, avant tout, ces personnes pourraient vivre comme des êtres humains ; avec des revenus acceptables, des droits sociaux, un logement décent et la possibilité de se construire un avenir en Belgique.

Régulariser : de quoi parle-t-on et pourquoi est-ce important ?

l'Agence flamande pour l'intégration définit la régularisation comme "l'octroi exceptionnel d'un permis de séjour à une personne qui n'a pas de résidence légale, ou qui ne dispose que d'un permis de séjour précaire ou temporaire". Une régularisation n'est donc pas une demande d'asile. La régularisation est prévue pour des "circonstances exceptionnelles" et s'assortit donc donc de critères supplémentaires, notamment une urgence humanitaire et de longues procédures d'asile.

Les régularisations sont cruciales à divers titres. Par exemple, seules les personnes qui ont les papiers adéquats peuvent bénéficier de droits fondamentaux tels que les soins de santé. "Actuellement, les sans-papiers n'ont accès qu'à l'aide d'urgence", explique Ilse Derluyn (UGent) dans un article de recherche paru sur le site journalistique Apache. "La régularisation leur permettrait de bénéficier aussi de soins médicaux préventifs, auxquels ils n'osent pas faire appel dans la situation actuelle."3

Les sans-papiers ne jouissent pas non plus d'une protection suffisante en cas d'accident du travail. Comme le raconte Amin : "Je connais des gens qui se sont blessés au travail. Au lieu d'appeler une ambulance, leur patron les a simplement emmenés en voiture jusqu'à un autre endroit de Bruxelles et les a laissés là. Moi-même, je me suis cassé un genou et mon employeur m'a tout simplement viré. Et, légalement, nous ne pouvons rien faire". Tant qu'ils ne sont pas régularisés, les sans-papiers sont laissés pour compte. Ils n'auront pas non plus accès aux vaccins contre le coronavirus, alors qu'il est urgent de vacciner tout le monde le plus rapidement possible.

En 2009, des dizaines d'occupations, d'actions sociales et de grèves de la faim (qui ont souvent eu lieu dans l'église du Béguinage) ont fait bouger les choses. Divers critères objectifs, limités dans le temps et dans l'espace ont ainsi été définis. Dans l'entretien qu'il a accordé à Solidaire, Ali Guissé, qui a mené la lutte, se souvient : "nous avons dès le début tenté d'établir des liens avec la population active belge, avec ses syndicats. "Nous nous sommes battus côte à côte avec les travailleurs et travailleuses de l'aéroport de Zaventem par exemple. Nous voulions impliquer les Belges dans notre combat. Pour y parvenir, nous avons dû les informer, les sensibiliser".4

Ainsi, former un front de tous les travailleurs autour d'intérêts sociaux communs a été fondamental. Cela a même abouti à la régularisation de tout un groupe de personnes. C'est aussi un mouvement similaire, à plus petite échelle, qui a permis de faire appliquer des critères objectifs. Cependant, dans ces deux cas, l'affaire n'a pas été plus loin et n'a pas mené à une application permanente de tels critères.

Se battre pour faire appliquer dès que possible des critères équitables et objectifs pour la régularisation a donc beaucoup de sens. Idéalement, cette tâche devrait revenir à une commission indépendante, composée de syndicalistes, d'experts et de membres d'organisations de réfugiés, et non à un groupe de fonctionnaires loin du terrain et sans réelle compréhension de la situation des sans-papiers. Lilana Keith, de la plate-forme Picum, n'y va pas par quatre chemins : "la politique migratoire est un échec à de multiples égards. Le seul moyen de redresser la situation, c'est de régulariser". Et pour elle, cela doit impérativement se faire sur la base de critères clairs.

Un combat pour une vie digne

Comme nous l'avons entendu à de nombreuses reprises, la procédure laisse une énorme marge d'interprétation. Pire encore, actuellement, c'est l'arbitraire qui règne. La reconnaissance de ces personnes dépend principalement de la bonne volonté du secrétaire d'État Sammy Mahdi (CD&V) et d'autres fonctionnaires. Détail piquant : Sammy Mahdi est également en charge de la loterie nationale. Apparemment, il a du mal à faire la différence entre ces deux compétences.

Des pays comme l'Espagne appliquent déjà une loi permanente avec des critères objectifs et fixes. D'autres, comme le Portugal, ont reconnu la crise du coronavirus et la fermeture des frontières comme des circonstances exceptionnelles justifiant la régularisation des sans-papiers. C'est précisément pour cette raison que les militants réclament des critères objectifs pour l'octroi de papiers, ainsi que leur application concrète.

Le combat est loin d'être gagné, comme le montre la réaction de Sammy Mahdi. En février, il a fait savoir, via les médias sociaux, qu'il "ne cèderait pas au chantage". Une déclaration qu'il a répétée lorsqu'il a été interpellé à ce sujet au Parlement par Yoleen van Camp (N-VA). Sans surprise, la réponse de Sammy Mahdi a été "un énorme soulagement" pour la députée et ses collègues conservateurs. Le secrétaire d'État n'a manifestement pas l'intention de transformer la politique d'extrême droite de Theo Francken (N-VA) en une politique migratoire plus humaine. "Les règles sont les règles", a-t-il tweeté pour justifier son intransigeance envers les sans-papiers, comme si le problème n'était pas justement l'absence totale de règles cohérentes. C'est là une attitude qui sème la confusion en masquant les revendications réelles des sans-papiers.

Comme le montrent les victoires arrachées en 2009 et 2017, la lutte paie. Et on sent une forte volonté de se battre ici, comme en témoigne l'état d'esprit des activistes de l'ULB. Personne ne sait combien de temps ils pourront rester là. Certains craignent qu'après le 31 mars (date qui marque la fin officielle des mois froids), ils et elles soient tout simplement jetés dehors, une fois encore. Mais Amin insiste : "peut-être ne pourrons-nous rester qu'un mois de plus, ou peut-être deux ans de plus. Il y a des jours où nous n'avons pas grand-chose, voire rien, à manger. Mais nous allons tout de même continuer, jusqu'à ce que le gouvernement nous permette de travailler et de vivre en toute légalité".

C'est clair comme de l'eau de roche : ces gens en ont assez de se faire marcher sur les pieds. Désormais, il faut leur fournir une plate-forme solide et renforcer leur campagne, notamment en nouant des alliances avec le reste de la population active et étudiante. Les visites de solidarité hebdomadaires des étudiants de Comac sont déjà un bon exemple de ce que nous pouvons faire. En tout cas, cette lutte sociale ne fait que commencer.

1Il décrit ce processus dans le chapitre sur l'histoire de la politique migratoire belge du cours "Interculturalisme dans les sciences humaines" auquel il contribue.

Veux-tu changer le monde ?