Les multinationales vont-elles sauver le climat ?

« Sign for my Future » se veut la plus grande campagne pour le climat jamais menée en Belgique. Via une pétition, des chefs d'entreprise, médias et associations demandent une ambitieuse politique climatique. Mais la présence de certaine multinationales dans cette initiative soulève des questions. De grandes entreprises polluantes comme BNP Paribas Fortis, Unilever ou EDF Luminus ont-elles réellement leur place dans une campagne pour le climat ?

Credits Sasha Nilov - Flickr

Le 5 février, dans le prestigieux foyer de l'opéra de la Monnaie à Bruxelles, une assemblée très sélect de plus de cent CEO, d'associations et de tous les médias belges étaient présents à la présentation de la campagne « Sign for my Future ». Cette campagne d'envergure a pour but de mettre encore davantage la question du climat au centre de l'agenda politique jusqu'aux élections du 26 mai. La campagne s'appuie sur une pétition qui appelle aussi le prochain gouvernement à voter une loi climat, à élaborer un plan d'investissement et à créer un Conseil du climat.

Immédiatement après le lancement, des voix critiques ont toutefois fait remarquer que parmi les initiateurs de « Sign for my Future » figurent des dirigeants d'entreprises particulièrement polluantes. Des entreprises qui portent donc une grande part de responsabilité dans le changement climatique.

Dans notre pays, seulement 300 entreprises sont responsables de... 40% des émissions de gaz à effet de serre. Dans le monde, ce ne sont pas plus de 100 multinationales qui sont responsables de 71% des émissions de ces trente dernières années. De nombreuses grandes banques et groupes d'investissement continuent à injecter de l'argent dans la prospection de nouveaux combustibles fossiles. Une ambitieuse politique climatique devra donc prioritairement comporter des mesures pour faire baisser drastiquement les émissions des multinationales. Pourtant, ce sont précisément les CEO de ces grandes entreprises qui sont les premiers signataires de « Sign for my Future ». Le but ne serait-il pas de redorer quelque peu leur image ?

Quand les entreprises se créent une image plus verte que ne le sont leurs activités afin de ne pas devoir réellement modifier celles-ci, cela porte un nom : le « greenwashing ». Et, dans le cas présent, un certain nombre de multinationales vont très loin : avec « Sign for my Future », de gros pollueurs comme BNP Paribas, Unilever et EDF Luminus se présentent carrément en sauveteurs du climat.

Passons en revue quelques grandes entreprises à l'initiative de « Sign for my Future » :

BNP Paribas Fortis

Selon l'observateur du monde bancaire Scan des banques, BNP Paribas Fortis est la banque la moins durable de Belgique. La banque-mère française est à la base de 40% des investissements français dans les matières fossiles, ce qui fait de BNP Paribas le cinquième plus grand investisseur du fossile au monde. Entre 2009 et 2015, la banque a investi plus de 57 milliards d'euros dans le charbon, le gaz et le pétrole.[1] Depuis, la banque tente de se créer une image plus verte en désignant entre autres des « éco-coachs » dans l'entreprise.[2] Ceux-ci doivent par exemple inciter le personnel à utiliser moins de papier WC. Ce qui n'empêche pas qu'en 2017, la branche belge comptait encore plus de 30 milliards d'investissements fossiles.[3]

Danone

Dans le groupe à la base de Sign for my Future figure Nathalie Guillaume, Corporate Affairs Director de la multinationale agroalimentaire Danone. Avec Coca-Cola, Nestlé et PepsiCo, Danone fait partie des quatre plus grands pollueurs du plastique au monde. En 2018, ces quatre entreprises ont mis la pression sur plusieurs États membres de l'UE pour rejeter une proposition de la Commission européenne imposant des normes plus strictes pour les emballages en plastique.[4]

EDF Luminus

EDF Luminus est le deuxième plus grand fournisseur d'électricité et de gaz en Belgique. Greenpeace lui octroie un score vert d'à peine 2/20 : « Même par rapport aux autres grandes compagnies d'électricité européennes ayant un passif nucléaire ou fossile, EDF est particulièrement entêtée ; elle continue à investir massivement dans des centrales nucléaires dangereuses et polluantes. »[5]

Essent

Essent est un fournisseur belge d'électricité et de gaz. L'entreprise fait partie du groupe allemand RWE qui produit de l'électricité par des centrales au lignite. Le lignite (ou houille brune) est le combustible fossile le plus polluant que l'on trouve dans le sol de régions d'Allemagne. L'extension par RWE d'une de ses mines de lignite a entraîné l'abattage des arbres de Hambach, une des plus anciennes forêts d'Allemagne non loin de Cologne. En novembre dernier, trois mille activistes du climat ont tenté d'empêcher la destruction du peu qui reste encore de la forêt.

JCDecaux

JCDecaux est le premier groupe industriel mondial de la publicité urbaine. L'entreprise installe entre autres des panneaux publicitaires électroniques dans les stations du métro bruxellois, suscitant un comportement consumériste insatiable. La multinationale a déjà été attaquée par le mouvement climatique à la COP 21 par l'action d’artistes Brandalism. « Nous reprenons possession des espaces publicitaires car nous voulons dénoncer le rôle que la publicité joue en faisant la promotion d’un consumérisme insoutenable, souligne l’un des artistes ayant participé au projet Brandalism. L’industrie publicitaire nourrit nos désirs pour des produits qui reposent sur l’exploitation des énergies fossiles et qui ont un impact direct sur le changement climatique. »

KBC

En 2017, la banque KBC a encore investi 2,22 milliards d'euros dans les combustibles fossiles.[6] Selon Scan des banques, la KBC vient à nouveau d'investir récemment 1,2 milliard d'euros dans l'industrie du charbon. La banque a également des participations pour 1 milliard d'euros dans des entreprises pétrolières et gazières.[7]

Solvay

La multinationale belge Solvay est depuis des lustres principalement active dans l'industrie chimique. Christiane Malcorps, haute dirigeante de Solvay, est membre du groupe de lobbying PlasticsEurope qui freine les mesures conte la pollution au plastique. PlasticsEurope est l'un des plus importants groupes de pression à Bruxelles ; il rassemble tous les grands noms de l'industrie chimique et pétrochimique : BASF, Borealis, Dow Europe, ExxonMobil Chemical, Ineos, Novamont, Solvay et autres. En 2015, des documents stratégiques de PlasticsEurope ont fait l'objet d'une fuite. Ceux-ci ont montré que ce groupe menait systématiquement une stratégie de lobbying consistant miner à la recherche scientifique.[8]

Umicore

L'empire d'Umicore est construit sur le pillage du Congo. Le cuivre, le cobalt, l'étain, l'uranium ont été extraits par des travaux forcés. Ces dernières années,  l'entreprise est partiellement passée de l'extraction minière au développement de technologies du recyclage et tente de se profiler de manière éco-responsable sur le marché.[9] Or, en 2016, il s'est avéré qu'un site d'Umicore à Hoboken rejetait dans l'atmosphère de hautes doses de métaux lourds comme le plomb, le cadmium et l'arsenic, ce qui a eu de graves conséquences sur la santé des habitants des environs.[10]

Unilever

Unilever est une multinationale géante qui vend une très large gamme de produits. La multinationale anglo-néerlandaise est d'un des plus gros utilisateurs d'huile de palme au monde. Les plantations d'huile de palme sont responsables d'une déforestation à grande échelle, surtout en Indonésie et en Malaisie. La transformation de zones forestières et tourbeuses en plantations d'huile de palme cause de très grandes émissions de CO2 et contribue considérablement au réchauffement du climat. La déforestation entraîne également une perte énorme en biodiversité. De plus, ces plantations s'effectuent souvent au détriment des communautés locales. Les gens sont chassés de leurs terres ou mis au travail dans des conditions misérables.[11] Pour finir, le groupe Unilever est aussi régulièrement  mis en question pour des raisons d'évasion fiscale. Un quart de ses bénéfices serait placé dans des paradis fiscaux. Et son CEO, Paul Polman, n'a pas hésité à faire du chantage auprès du gouvernement britannique pour que celui-ci réduise le montant de son impôt des sociétés.[12]

Il est donc passablement hypocrite de la part de ces entreprises de se présenter sous la façade d'un grand spectacle en faveur du climat. Leur participation à « Sign for my Future » n'implique d'ailleurs en rien qu'elles s'engagent à changer quoi que ce soit à leurs pratiques polluantes. Ce que l'on constate entre autres au soutien explicite accordé par « Sign for my Future » à la poursuite du système ETS, un système de marché du carbone de l'Union européenne sur lequel les 30.000 multinationales les plus polluantes peuvent vendre et acheter leurs droits d'émission. Ce système ne remédie en rien aux émissions des multinationales et permet à celles-ci d'esquiver de manière commode les objectifs climatiques. En 2015, une campagne similaire avait d'ailleurs déjà été menée par des CEO et des organisations de défense du climat, « The Shift », dont le fondateur est également à la base de « Sign for my Future ». À la question d'éventuelles obligations écologiques pour les multinationales participantes, un porte-parole de « The Shift » avait répondu : « Nous ne sommes pas un agent de police et n'allons pas contrôler si elles atteignent ou non leurs objectifs. »[13]

Si nous voulons réellement sauver le climat, nous ne pouvons pas dépendre de la bonne volonté des multinationales. Certains CEO sont peut-être sensibles à la question du climat, mais reste que les lois du marché les obligent à investir là où l'on peut faire du profit. La seule manière de basculer à un tempo rapide vers une économie climatiquement neutre, c'est d'intervenir de manière directe par des normes contraignantes et des mesures fortes. Au lieu de compter sur les lobbyistes  du plastique de Solvay, les gouvernements peuvent instaurer une consigne pour les récipients et bouteilles. Au lieu de rester dépendants d'Essent ou de EDF Luminus, nous pouvons créer une entreprise publique d'énergie pour de l'énergie renouvelable. Au lieu d'attendre que tous les combustibles fossiles soient extraits du sol par BNP Paribas Fortis et la KBC, nous devons imposer le plus rapidement possible aux banques des normes contraignantes pour désinvestir.

Le danger de campagnes comme « Sign for my Future », lorsqu'elles sont portées par le Big Business, est qu'elles limitent l'action pour le climat à des taxes carbone et à d'autres mesures antisociales qui ne s'attaquent pas à la racine du problème. Pour un avenir durable, mieux vaut compter sur l'énorme énergie qui vient d'en bas pour mettre la pression sur les décideurs politiques, en en premier lieu sur les jeunes qui manifestent chaque semaine pour le climat. Si les citoyens continuent à se mobiliser, nous pouvons faire en sorte que les grands pollueurs paient enfin pour leurs dégâts.

 

[1] https://bankwijzer.be/fr/scan-des-banques/th%C3%A8mes/changement-climatique/

[2] https://www.tijd.be/ondernemen/milieu-energie/meer-dan-100-ceo-s-vragen-meer-klimaatambitie/10094466.html?fbclid=IwAR1zeJBVlK5_V0w33Ue_4RK5SBcgEitPO52Ot8fE67ropVVYKGloSpK3L5o

[3] https://www.demorgen.be/wetenschap/-grootbanken-investeren-massaal-in-fossiele-brandstoffen-b7901eae/

[4] https://corporateeurope.org/power-lobbies/2018/11/plastic-pressure

[5] https://mijngroenestroom.be/leverancier/edf-luminus/

[6] https://www.demorgen.be/wetenschap/-grootbanken-investeren-massaal-in-fossiele-brandstoffen-b7901eae/

[7] https://bankwijzer.be/fr/scan-des-banques/th%C3%A8mes/changement-climatique/

[8] https://corporateeurope.org/power-lobbies/2018/05/plastic-promises

[9] https://sustainablebrands.com/read/leadership/umicore-named-most-sustainable-company-for-investment

[10] https://archief.pvda.be/artikels/lood-piekte-opnieuw-hobokense-wijk-moretusburg

[11] https://wwf.be/nl/palmolie/

[12] http://multinationales.org/The-CEO-of-Unilever-receives-a

[13] De Standaard, 11 september 2015


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  • Naomi Stocker
    a publié cette page dans Actualités 2019-02-08 18:26:41 +0100

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