Licencié une semaine avant son CDI : le témoignage de Seppe qui fait le buzz

Mi-novembre, Seppe de Meulder a commencé à travailler comme magasinier chez Aveve. Après 5 mois et 3 semaines, il a été licencié. Une semaine avant de recevoir un contrat à durée indéterminée (CDI). Seppe, membre du PTB, a décidé de raconter son histoire sur Facebook, et son post a été partagé massivement, au point d'être repris dans plusieurs médias du Nord du pays. « C'est nécessaire, explique-t-il, parce que derrière mon histoire se cache l'histoire de notre société. »

« À la mi-novembre de l'année dernière, j'ai commencé à travailler comme préparateur de commandes dans l'entrepôt d'Aveve. Chaque dimanche soir, je recevais un nouveau contrat de l'agence d'intérim pour la semaine à venir, comme si j’étais ré-engagé chaque semaine. C'était toujours un peu stressant, parce que chaque semaine, certains collègues n'obtenaient pas de nouveau contrat, et ne revenaient plus. On vit dans une incertitude permanente, mais après six mois de travail intérimaire, l'entreprise est obligée de nous donner un contrat à durée indéterminée. Aujourd'hui, cinq mois et trois semaines plus tard, est arrivé ce qui était écrit dans les étoiles : j'ai été licencié. Ou, pour être plus précis : « la collaboration n’est pas prolongée », comme ils disent si joliment. J'aimerais partager mon récit, de mon premier jour de travail jusqu'à mon renvoi. C'est nécessaire, parce que derrière mon histoire se cache l'histoire de notre société.

C’est l’appareil qui nous contrôle

Lorsqu’on commence un shift dans l’entrepôt d’Aveve, on enfile un casque audio qui déterminera avec précision les gestes qu’on effectuera dans les huit prochaines heures. Lorsque l’appareil dit « prenez un support europalette », on place une palette sur la fourche de son engin et on dit « OK ». Ensuite, la voix féminine dans le casque nous assigne la première localisation où on doit se rendre, par exemple : « allée 5, 31-1 ». On va alors à l’endroit indiqué, et on donne le numéro de contrôle qui y correspond. Le système explique ce qu’on doit empiler sur sa palette, par exemple : « un sac », « dix boîtes de quatre » ou « sept pièces ». Il peut s'agir de sacs de nourriture pour des poules, de barbecues, de pots de fleurs, de tous les produits que vous pouvez acheter dans les magasins d'Aveve. Tout pour le jardin, les animaux et la boulangerie maison.
Depuis le début de la crise du coronavirus, nous empilons surtout de la farine, beaucoup de farine. Une fois qu’on a pris la bonne quantité, on confirme, en disant par exemple « trois OK », et on est envoyé à l’endroit suivant.

Pour rouler jusqu’à l’endroit indiqué, charger la quantité nécessaire, et donner confirmation, on dispose d'une minute en moyenne. On appelle une localisation « une ligne ». Une journée de travail dure huit heures, dont une demi-heure de pause. Il faut donc travailler 450 minutes. Pour chaque nouvelle commande — pour laquelle il faut emballer une palette remplie, imprimer un autocollant avec un code barre, déposer la palette à la bonne porte pour qu’elle soit chargée dans le camion, et prendre une nouvelle palette — on dispose de trois minutes. Pour atteindre un nombre de minutes de travail suffisant, il faut donc terminer environ 17 commandes et 400 lignes en une journée.

Ce casque audio n’est pas un outil que nous utilisons pour faire notre travail. C’est l’appareil qui nous contrôle.

Ce casque audio n’est pas un outil que nous utilisons pour faire notre travail. C’est l’appareil qui nous contrôle. C’est comme si nous étions son accessoire. Pendant la pause, le sujet qui domine souvent nos conversations concerne ce que la voix féminine nous a crié dans les oreilles. La phrase qui revient le plus au réfectoire ? « J'ai encore eu des mauvaises lignes ». Une mauvaise ligne, c’est une localisation pour laquelle il y a beaucoup de « colis », ce qui signifie qu’on doit empiler beaucoup de produits à un seul endroit. On ne peut pas empiler vin gt sacs de 20 kilos en une petite minute. On est donc tenté de se mettre en colère contre la femme qui donne les ordres dans le casque… mais il ne s’agit que d’une voix d'ordinateur ! En réalité, cet appareil n'est qu'un moyen par lequel notre patron nous contrôle. C’est un outil redoutablement efficace pour maximiser l'intensité de notre travail, ou en langage humain : pour nous faire travailler plus dur.

Écouter les actionnaires

« Si vous n’avez qu’une toux, il vaut mieux pour vous de venir travailler »

L’objectif de nous faire travailler plus dur, c’est également l'une des raisons pour lesquelles la majorité des travailleurs d'Aveve ont des contrats d'intérim. Non seulement on est beaucoup moins cher pour l’employeur, mais cela entretient également notre motivation à prester ces 450 minutes. Celui qui est moins productif une semaine, on ne le revoit plus la semaine suivante. Et le patron n’hésite pas à se servir outrageusement de cette peur du licenciement. On nous fait clairement comprendre pendant notre pause de midi que « celui qui est trop souvent malade est renvoyé ». Et d’ajouter, en pleine crise du coronavirus : « Si vous n’avez qu’une toux, il vaut mieux pour vous de venir travailler ». Ce ne sont pas des paroles en l’air. Un de mes collègues a dû rester chez lui, parce qu’il avait des symptômes du coronavirus. Son contrat n'a pas été renouvelé, pour motif d’absences trop longues.

Ce n'est pas seulement injuste pour ce garçon. En faisant cela, l’entreprise incite des gens à aller travailler en étant malades, et joue ainsi avec la santé publique. Dans le seul but de réduire les coûts et d’augmenter les profits. C’est littéralement meurtrier. Pour comprendre ce qu’il se passe dans ce monde, il faut comprendre ce qu’il se passe dans cet entrepôt. C'est sur le lieu de travail qu’a lieu l'exploitation, sur laquelle repose l'ensemble du système. Mais pour comprendre ce qu’il se passe sur ce lieu de travail, nous devons aussi comprendre ce qu’il se passe dans le monde.

« J'ai aussi un patron », a crié un jour notre patron, alors qu'il essayait à nouveau de nous faire comprendre que nous devions tous travailler plus dur. « Et je ne permettrai pas de ME faire blâmer sous prétexte que VOUS faites mal votre travail. » Mais au-dessus de son patron, il y a encore un autre patron. Et ce patron, à son tour, doit écouter les actionnaires, qui cherchent le meilleur rendement possible. Si ce rendement diminue, ils iront chez la concurrence. C'est ainsi que le marché fonctionne. Et donc Aveve, comme n’importe quelle autre grande entreprise, est obligée d’exploiter le plus possible ses travailleurs. Bien sûr, Aveve n’est pas la seule à abuser des contrats intérimaires : elle suit la règle du marché. Dans les cent plus grandes entreprises de notre pays, qui emploient le plus grand nombre de travailleurs temporaires, 25 % des postes sont occupés par des intérimaires.

Le contrat à durée intdéterminée, le nouveau « rêve américain »

J'ai vu au moins cinquante nouveaux collègues arriver et repartir.

La menace constante de licenciement, c’est le bâton avec lequel on nous force à garder la cadence. Mais il y a aussi une carotte : le contrat à durée indéterminée. C'est un peu le « rêve américain » de l’ouvrier intérimaire. Après six mois de contrats d’intérim, l’employeur est légalement obligé de nous en proposer un. On nous rabâche que si on travaille dur, on peut l’obtenir. Un CDI, c’est synonyme de salaire plus élevé, et surtout, de sécurité de l'emploi. Et effectivement, pendant la période où j'ai travaillé pour Aveve, deux collègues ont obtenu un tel contrat. Je suis content pour eux. Mais au cours de la même période, j'ai vu au moins cinquante nouveaux collègues arriver et repartir. En fait, l'idée selon laquelle on peut obtenir un CDI à la condition de faire de son mieux et de travailler dur, a surtout pour effet que nous nous considérons comme des concurrents : nous luttons les uns contre les autres pour obtenir l’une de ces rares places, au lieu de nous battre ensemble pour de meilleures conditions de travail.

Moi aussi, je suis tombé dans ce piège. Lorsqu'on m'a demandé de venir travailler exceptionnellement un certain nombre de samedis, j'ai accepté, comme tous mes collègues intérimaires, dans l'espoir d'obtenir peut-être un CDI, et par sens des responsabilités. La crise du coronavirus a engendré une explosion des ventes d'un certain nombre de produits. Les gens veulent faire du pain, les poules ont besoin de nourriture, et personne ne se réjouit de voir des rayons vides. Mon travail me procurait aussi une certaine fierté. C’était comme si je faisais partie d'une grande famille, qui approvisionne la population. C'est aussi pour ça que j’aimais aller travailler. Cela me permettait de bouger, d’avoir des contacts avec mes collègues et de structurer ma journée. Et d’apporter également une contribution utile à la société.

Ce sont bien sûr les travailleurs qui font tourner le pays, mais une entreprise n'est pas une grande famille.

Ce sont bien sûr les travailleurs qui font tourner le pays, mais une entreprise n'est pas une grande famille. Entre collègues, on prend soin les uns des autres. Mais tant que les lois du marché l’exigent, l'entreprise reste une dictature du grand capital, en fin de compte. On peut se donner corps et âme pour faire son travail le mieux possible, et venir travailler les week-ends pour venir au secours de l'entreprise, peu importe. S'il est moins coûteux de recruter un nouvel intérimaire, on sera jeté avec les ordures.

Cela ne permettra pas de rendre le travail plus efficace dans l'entreprise. Mon remplaçant devra apprendre le métier à son tour. Il sera beaucoup plus lent, et fera tomber plus de produits que moi, surtout au début. L'afflux constant de nouveaux travailleurs rend également le travail beaucoup moins sûr, et augmente le risque de collisions, par exemple. Mais dans l'analyse coûts-bénéfices d'une entreprise, seuls les euros comptent. Et presser des travailleurs intérimaires dénués de droits, à moins de 13 euros de l'heure, est tout simplement plus rentable que d'offrir aux gens un contrat stable et un salaire décent.

Un problème de société

Mon travail va me manquer. M'inscrire au VDAB (équivalent flamand du Forem et d’Actiris, ndlR), et commencer à chercher un nouvel emploi n'est pas quelque chose qui m’enthousiasme maintenant. Mais cela va s'arranger. En plus, je n'ai pas d'enfants à charge, et je peux continuer à vivre un certain temps avec l'argent que j'ai économisé l'année dernière. Mais en fin de compte, mon problème n'est pas d’ordre individuel, c’est un problème de société.

Tous les soirs, on applaudit les travailleurs qui font tourner le pays. Mais partout dans le pays, ces mêmes personnes sont mises sous pression par la flexibilité croissante, des bas salaires et des statuts précaires. C'est le monde à l'envers. Dans cette période de crise du coronavirus, on le voit plus clairement que jamais : ce sont les travailleurs qui créent la richesse, et non la logique du profit des actionnaires, qui sèment le chaos. Les applaudissements sont un bon début, mais il est temps de remettre ce monde à l’endroit.

Il est temps de faire passer les gens d’abord, pas le profit. »

Veux-tu changer le monde ?